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De brique et de broque
23 avril 2015

C'était il y a 100 ans, ...le vendredi 23 avril 1915, dans les boyaux du labyrinthe, côté français

 

23 avril 1915 – vendredi 

 

Comme ma compagnie est en réserve dans les sapes du grand collecteur à proximité du commandant, il me donne l’autorisation de parcourir les boyaux pour expérimenter mon plan maintenant que je possède la théorie. Le commandant prévoit que, lors des attaques, il faudra se déplacer fréquemment dans ce labyrinthe et il me donne la mission d’éclaireur afin de la guider proprement à l’heure de H. Pour moi, je suis enchanté et, après un déjeuner substantiel de viande froide et de légumes chauds, je pars muni d’une bonne canne, d’une jumelle et de mon plan directeur au plus profond de ma poche.

labyrinthe tranchée angle Ecurie Roclincourt Lille

Une des tranchées du Labyrinthe à l'angle des routes d'Ecurie, Roclincourt et Lille (commune-mairie.fr)

 

Voici quelle était, avant le 9 mai, la figure générale des lignes françaises au nord d’Arras.

La 1ère ligne, en venant de Carency[1], passait entre la ferme de la Motte[2] (à nous) et la ferme de Berthonval[3] (à l’ennemi) en avant de Mont-Saint-Éloi. Elle suivait un chemin de terre qui serpente au sommet des cotes 109 et 94 où elle coupait le chemin qui mène de Marœuil à la Targette[4]. Elle descendait ensuite dans une dépression de terrain située en arrière de la Maison-Blanche et connue sous le nom de « Profond Val ». Puis remontait vers la route de Béthune où la barricade française se trouvait à environ 300 mètres au sud de la Maison-Blanche. C’était le secteur de la Moissonneuse, du nom d’un instrument agricole abandonné dans les champs voisins. La ligne passait ensuite en avant du village d’Écurie, presqu’à la lisière des vergers du village qui faisait face à Neuville. On s’était toujours violemment battu ici : entonnoirs à occuper, tranchées prises et reconquises ; la lutte fut chaude tout l’hiver sans que le front variât de plus de 100 mètres. Puis, venait la barricade de la route de Lille.

Labyrinthe barrière

La barrière de la route de Lille en mai 1915 (commune-mairie.fr)

 

Les tranchées passaient ensuite devant Roclincourt[5] un peu en avant des dernières maisons du village. Là, se trouvait un grand bâtiment, vaste sucrerie dont les réservoirs gigantesques émergeaient d’un fouillis de décombres et de moignons de cheminées ; on avait surnommé cette construction le Pigeonnier, et elle avait donné son nom au secteur. Puis, c’était la Maison-Blanche[6], et la ligne s’infléchissait vers le sud dans la direction de Saint-Laurent-Blangy[7] et de la Scarpe canalisée.

Labyrinthe le front au 22 avril 1915

Le front aux environs du 22 avril 1915 (googleearth.com)

 

Le 20ème corps occupait alors le secteur compris entre Berthonval et Écurie, la 39ème division en liaison avec le 9ème corps qui fut d’abord à notre droite et qui vint, pour le 9 mai, se placer à notre gauche. Pour nous, nous fûmes en liaison avec le 17ème corps.

Si telle était la tranchée de 1ère ligne, la profondeur de l’organisation française variait entre un et trois kilomètres d’ouvrages qui commençaient à Mont-Saint-Éloi, au bois d’Écoivres, à la ferme Brunehaut[8], à Anzin-Saint-Aubin et à Saint-Nicolas, à la sortie même des faubourgs d’Arras.

Je décidais d’abord de visiter les secteurs d’Écurie et de Pigeonnier. Par le boyau bordé de gourbis confortables qui cheminent en bordure du chemin Anzin - Écurie, je gagnai le village en m’attardant à regagner les sculptures taillées dans la craie qui ornaient les corniches des abris : bibelots d’étagère caricaturant spirituellement les Boches ou rappelant des trophées militaires.

sculpture souterrains vestiges free fr

Cette sculpture dans un souterrain donne une idée des travaux caricaturant "spirituellement" les Boches (souterrains.vestiges.free.fr)

 

Écurie est complètement en ruines. S’il reste quelques charpentes de toits, c’est l’exception. Ce sont en général pans de murs et amas de décombres entassés. Le parc du château que traversent les boyaux et qui se trouve à l’entrée du village vers la cote 105 conserve encore quelques arbres, mais on ne reconnaît plus les allées des pelouses, tant il est devenu une vraie forêt vierge. Du château il ne reste qu’une façade percée de fenêtres et des décombres moussus. Les lions qui garnissaient la porte d’entrée du parc sur la rue principale gisent dans le fond d’un boyau abandonné. L’église ne se distingue plus des masses de ruines environnantes. C’est là surtout que la démolition est à son comble. Il n’y a plus que le boyau serpentant dans les ruines, et rien ne rappelle une rue. Des balles viennent claquer contre les gros blocs de pierre blanche, et l’on est prié de baisser la tête aux tournants. Je pénètre par un trou d’obus dans un grand bâtiment de ferme qui fait face à l’entrée du château. Le toit écroulé a été retenu par les solives épaisses des plafonds du rez-de-chaussée. C’est pourquoi l’escalier est obstrué de décombres et des madriers du toit pendent entre les solives. Gare, quand il doit tomber un obus. Les pièces sont vastes ; la ferme château a grand air, et il y a de jolies boiseries Louis XV. Sur la haute cheminée une belle pendule en marche est intacte, et le verre qui protège les aiguilles n’a pas une fissure. Bizarrerie de l’obus qui épargne et démolit en aveugle. De vieux meubles de style sont à moitié débités dans la cour, et on a dû se chauffer avec pendant la campagne d’hiver. Dans les cours, des vestes de zouaves, des inscriptions au charbon sur les murs. Des soldats ont vécu là et y ont combattu, et la vanité de l’homme qui survit à tout les a fait laisser les traces de leur passage, comme à la caserne on gravait son nom sur les murs du gymnase avec le nombre de jours à faire encore.

ecurie bombardée

Ecurie bombardé, en mai 1915 (commune-mairie.fr)

 

Je veux visiter quelques caves auxquelles aboutissent des tronçons de boyaux ; l’odeur de cadavre me force vite à remonter au grand air.

Pour l’instant, tout est calme. Le canon s’est tu. Des oiseaux chantent dans les buissons que longe le boyau qui descend vers le Pigeonnier et les premières maisons de Roclincourt. Du Pigeonnier, comme le temps est très clair, j’ai une belle vue sur le Mont-Saint-Éloi et le vallon de Neuville. Des fleurs poussent au milieu des ruines. Les aubépines des haies sont en fleurs, et Neuville émerge d’arbres verdoyants. Quel dommage d’être condamné, de par la guerre, à rester dans un boyau entre deux parois de terre, quand il ferait beau aller au grand air de par les champs. Des ronflements de moteur : nos aéros s’envolent pour faire leur reconnaissance journalière. Aussitôt de petits nuages blancs de forme sphérique les entourent ; on leur tire dessus. Mais, ils vont leur course, sachant bien qu’ils font plus de peur que de mal et que les seules victimes sont les imprudents qui ont le nez en l’air quand les éclats et culots d’obus tombent en sifflant.

Labyrinthe Pigeonnier

Le pigeonnier, à l'entrée de Roclincourt (commune-mairie.fr)

 

Je parcours les ruines du Pigeonnier et me lance vers la 1ère ligne qu’un écriteau et une flèche indiquent au nouveau venu. Ce boyau est très profond. La couche de craie a été percée, et il est creusé dans la terre même. On ne voit qu’un peu de ciel au-dessus de la tête. De loin en loin, des puits indiquent l’entrée de sapes en voie de percement. Puis, des dépôts de matériel et de munitions dans des abris. Beaucoup de fils téléphoniques le long des parois et des carrefours de boyaux au point de se perdre dans ce dédale : boyau I/13, boyau II/21, je préfère de beaucoup un nom qui frappe et qu’on retient. Je note cependant soigneusement sur mon plan. La 1ère ligne est confortable, la tranchée de tir assez vaste ; les banquettes de tir et les créneaux sont très soignés. En face : des cagnas : à deux places généralement, quelques abris-cavernes, mais beaucoup moins que dans la ligne allemande. Les postes de commandement sont vastes et communiquent largement avec le dehors, autre différence avec ceux de nos ennemis qui s’ouvrent au fond de minuscules et tortueux boyaux et où l’on descend presque à pic. Je regagne enfin notre secteur en suivant la tranchée de tir et réintègre la cote 105 par le grand collecteur après un long arrêt auprès de notre canon de 37 m/m qui est tout heureux d’être étrenné, lui qui avait passé l’hiver dans la cave de la maréchalerie.

 

canon_37

Figure 54 : Un canon de 37[i]

 

Il agace visiblement les Boches qui envoient dans sa direction de nombreux 77 dont les mouches bourdonnent autour sans faire de mal.

La soirée est calme. De temps en temps, une balle passe en sifflant au-dessus de nos têtes et va claquer dans les feuilles des arbres de la route d’Écurie. Comme la nuit est calme et étoilée, nous dégustons le café, en causant, devant nos portes de gourbis sur la place du P.C. 105 comme l’on s’assied devant sa porte les soirs d’été pour prendre le frais.

 

Ecurie chateau

Du château d'Ecurie il ne restait déjà pas grand chose (cparama.com)

 

Extrait du livre « Les carnets du sergent fourrier » :

http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=41720

 

 

 



[1] Carency est à onze kilomètres au nord-nord-ouest d’Arras et à trois kilomètres au nord-nord-est de Mont-Saint-Éloi.

[2] La ferme la Motte est à la sortie nord de Mont-Saint-Éloi.

[3] La ferme de Berthonval est à deux kilomètres à l’est de Mont-Saint-Éloi.

[4] La Targette est un hameau à la sortie ouest de Neuville-Saint-Vaast.

[5] Roclincourt est à un peu plus d’un kilomètre à l’est d’Écurie et à quatre kilomètres au nord d’Arras.

[6] La 1ère ligne ne pouvait pas repasser par la Maison Blanche, à moins qu’il n’existât une seconde ferme de ce nom. Il doit donc s’agir d’un autre lieu-dit.

[7] Saint-Laurent-Blangy est un faubourg nord-est d’Arras.

[8] La ferme Brunehaut est une ferme située le long de la chaussée Brunehaut vers la cote 94, à la sortie nord de Marœuil.



[i] Figure 54 : Crédit photographique site rosalielebel75.franceserv.com

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Commentaires
De brique et de broque
  • Ce blog reprend, depuis la fin 2015, la publication d'extraits d'un livre que je souhaite rééditer, les "Ecrits d'exil" de Maurice Gabolde, mon GP. Auparavant ce furent les extraits des "Carnets du sergent fourrier". Voir aussi (http://gabolem.tumblr.com)
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