C'était il y a 100 ans, ... durant l'hiver 1914/1915, dans le sous secteur de s'Gravenstafel, au nord d'Ypres
Le sous-secteur de s’Gravenstafel
Le sous-secteur de s'Gravenstafel (google-earth.com)
Après un repos de vingt jours pris dans le mois de février à Proven et durant lequel nous fûmes vaccinés contre la typhoïde, nous occupons, avant notre départ de Belgique, le secteur de s’Gravenstafel devant Passendale, au point extrême de la boucle que les Français formaient devant Ypres dans les lignes ennemies. Ce secteur qui avait été, en novembre, le théâtre des plus violents combats avait été pris, en liaison avec l’armée anglaise par le 9ème corps, lors de brillants exploits de nos alliés à Zonnebeke.
Le nombre considérable de cadavres qui jonchait le terrain témoignait, après quatre mois, de l’intensité de la lutte, et les tranchées d’approche permettaient de suivre, sur le terrain, le mécanisme de l’attaque qui avait enlevé l’importante côte de s’Gravenstafel à l’ennemi.
Comme dans la Marne, de nombreux cadavres (coll. Patrice Lamypremière-guerre-mondiale-1914-1918.com)
À l’est de Langhemark, les lignes françaises suivaient en ligne générale la petite vallée du Stroombeek[1] qui coule parallèlement et au sud de la route Poelkapelle – Passendale et passaient devant le hameau de Keerzelaar[2]. La 22ème brigade tenait de l’est de Langhemark jusqu’en face du hameau de Wallemolen[3] où commençait le secteur. De notre régiment, les trois bataillons étaient en ligne, l’un occupant le sous-secteur de Wallemolen en face du hameau de ce nom. Un autre (le 1er) tenait la côte de s’Gravenstafel, articulation de toute la défense avec une seule compagnie en ligne en contre-bas de la côte sur le bord sud du Stroombeek et les autres en profondeur. Le dernier occupait le sous-secteur de Passendale en bordure du Stroombeek et en liaison avec le 9ème corps dans une sorte de marais où la ligne était peu précise et peu continue en contre-bas de la voie ferrée Ypres – Roulers par Zonnebeke. Les lignes passaient ensuite sur le front du 9ème corps qui devint en avril celui des Anglais sur le côté nord de la voie ferrée, entre celle-ci et la route d’Ypres à Passendale et filait vers Saint-Éloi et Zillebeke à travers le polygone de Zonnebeke, vaste bois qui fermait l’horizon vers l’est.
Figure 34 : Le hameau de Wallemolen[i]
De la côte de s’Gravenstafel où les balles pleuvaient de toute part, il faut le reconnaître, la vue était magnifique. Vers le sud, les clochers d’Ypres, se détachant sur la montagne de Kemmel. À l’est, Zonnebeke, son polygone. Au nord, sur sa colline, Passendale qui nous défiait avec son clocher intact et ses maisons aux toits rouges. À l’ouest, Poelkapelle, Langhemark. Au sud-ouest, Saint-Julien et, par-delà les peupliers et les bouleaux, Pilkem et Boesinghe.
Ce coteau qui n’avait de rival que son vis-à-vis de Passendale, au milieu de la plaine du nord d’Ypres, servait de poste d’observation à trois batteries de campagne et à une batterie d’artillerie lourde. Les greniers en ruine de la maréchalerie et de la maison du boulanger ne renfermaient que jumelles à corne et télémètres.
Une section d'artillerie avec son télémètre (www.mitrailleuse.fr/France/Photos/Section1914)
De nuit, le spectacle de vingt kilomètres de front éclairé sans cesse de fusées de toute couleur était vraiment féérique.
Sans les balles qui arrivaient de partout et un diable de petit canon qui sonnait le carrefour à intervalle régulier, on aurait passé son temps à regarder ce panorama de rêve.
Nous occupâmes ce sous-secteur, que je vais décrire plus minutieusement après cette vue d’ensemble, du 20 au 24 février, du 27 au 3 mars, du 8 au 11 mars, du 16 au 19 mars, du 24 au 27 mars, du 1er au 4 avril et du 9 au 12 avril.
Les deux voies d'accès à s'Gravenstafel (google-earth.com)
La grande route pavée qui mène d’Ypres à Bruges conduisait à notre secteur. On sortait d’Ypres par le quartier du port de Pilkem et on remontait la grand route par Saint-Jan jusqu’au carrefour où s’élève le hameau de Wieltje[4]. C’était le chemin habituel de nos relèves, et c’est par là que nous vîmes le secteur pour la première fois. À Wieltje, deux chemins également longs, également bombardés, quoique celui de Saint-Julien fût moins marécageux, menaient au lieu surnommé le carrefour bombardé où s’embranchait le chemin de s’Gravenstafel.
Une route pavée des Flandres (F.Lamiot en.wikipedia.org/wiki/Paris-Roubaix)
Le premier consistait à suivre la route de Bruges et à traverser le village de Saint-Julien – qui devint pendant notre séjour un amas de ruines – et où s’installèrent nos cuisiniers jusqu’au jour du bombardement du 20 mars qui détruisit l’église et anéantit ce qui restait du village.
Une fois dépassé Saint-Julien, on croisait au carrefour dit « de la chapelle » la route Langhemark – Zonnebeke que l’on prenait dans la direction de ce dernier pays. Continuellement arrosée d’obus, de jour comme de nuit, elle était mal famée pour les relèves, gênées par les arbres tombés en travers de la chaussée. Les quelque trois cents mètres qui séparaient le carrefour « de la chapelle » de celui dit « bombardé » étaient si sonnés que nous nous décidâmes rapidement à utiliser le chemin boueux qui menait de Wieltje au« carrefour bombardé » par Fortuin[5].
Ce dernier trajet, plus calme, avait l’inconvénient d’être presque impraticable pour des gens qui ne font pas la guerre. Ce n’étaient que trous de boue et fondrières. Le plus souvent, il fallait suivre les champs et sauter tous les fossés pleins d’eau qui les séparaient.
...presque impraticable pour des gens qui ne font pas la guerre(www.commune-mairie.fr/photos-premiere-guerre-mondiale/sallaumines-62771)
Le long du chemin, on rencontrait d’abord une grosse ferme vers la gauche où une compagnie de notre bataillon était en réserve de brigade sous le commandement du chef de bataillon. La ferme où logeaient encore des artilleurs était occupée par ses propriétaires. Plus loin et à droite, le long du chemin et à l’ombre d’énormes peupliers, une maison longue et basse servait de P.C. au colonel.
Juste au « carrefour bombardé » une deuxième compagnie du bataillon occupait une ferme bien endommagée et formait la réserve des troupes de s’Gravenstafel. Le carrefour était arrosé continuellement, par une sorte d’entêtement farouche de l’ennemi. Il n’y eut cependant jamais de pertes, car leur tir était un peu long, et les obus tombaient de l’autre côté de la route.
Du carrefour il fallait grimper à s’Gravenstafel, petit hameau de cinq maisons sur le sommet du coteau qui s’élevait entre le Hanebeek et le Stroombeek, face à la colline de Passendale. L’entreprise était difficile. Une fois quitté le carrefour, on avançait dans le marais formé par le Hanebeek débordé. Route et champs n’étaient qu’une nappe d’eau et de boue dans laquelle il fallait enfoncer.[6] Nous créâmes un chemin de planches et de claies sur lequel on avançait en file indienne en faisant de l’équilibre, les bras étendus, au milieu des claquements de balles tirées de la voie ferrée de Passendale et qui venaient mourir dans ce vallon.
Un chemin de planches et de claies (http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/memoire.fr)
Une fois ce passage difficile franchi, on reprenait le chemin et on arrivait au carrefour où était sis s’Gravenstafel.
Deux maisons avaient encore quelque figure dans ce triste carrefour. Une maison de maréchal-ferrant dont l’atelier nous servit d’entrepôt de matériel, dont la cave abrita la liaison, et le grenier servit d’observatoire à la 2èmebatterie du 8ème. À côté et en dépendant, une grange dans la cave de laquelle je passais les journées de secteur avec le capitaine Vétillart, les officiers d’artillerie et ceux de la compagnie qui tenait le carrefour. Bel abri couvert de pommes de terre et de charbon dont la porte ouvrait sur le carrefour et d’où l’on avait une belle vue sur Zonnebeke, Kemmel et Ypres.
Figure 35 : Maisons flamandes près de Passendale[ii]
Une autre maison, celle d’un boulanger, était encore debout : dans le grenier, nouveau poste d’observation des 3ème et 9ème batteries du 8ème ; dans le four, résidence de nos brancardiers et des artilleurs et téléphonie des artilleries lourdes ; dans la cave, demeure habituelle d’un canon de 37 millimètres et de ses servants.
Autour de ces maisons et dans les caves de celles complètement démolies ou dans de bonnes tranchées-abris reliées à des tranchées de tir, une compagnie était en réserve et tenait la position. Telle fut la physionomie pittoresque de ce point d’appui des lignes françaises en avant d’Ypres pendant l’hiver 1914-15. À proximité, se trouvait un moulin détruit qui nous fournit des meubles pour garnir notre cave et de la vaisselle pour manger. Il était entouré de nombreuses tranchées. L’ennemi l’avait défendu avec acharnement, témoins les nombreux cadavres allemands et les équipements qui jonchaient le sol tout autour. Il était fréquemment bombardé, bien que nous n’y ayons personne.
Un moulin détruit (près de Lier) (gallica.bnf.fr)
En avant de s’Gravenstafel, sur le chemin de Passendale, se trouvait la compagnie en première ligne. Le chemin descendait dans le vallon du Stroombeek. Le long du ruisseau, dans les tranchées et dans les ruines d’une briqueterie, se trouvaient nos hommes. En avant d’eux, le ruisseau, le marais et des quantités considérables de fil de fer que mon ami Meolle posa dans les nuits noires. Le ponceau[7] sur le chemin de Passendale était gardé par un petit poste avancé et enfilé par une mitrailleuse. Nous fîmes des reconnaissances sur l’autre rive dans l’espoir d’enlever un petit poste allemand qu’on croyait se tenir derrière une certaine charrette abandonnée sur le coteau de Passendale. Elles furent infructueuses. L’ennemi ne tenait sa rive du Stroombeek que par des patrouilles ; sa ligne de défense était beaucoup plus éloignée à mi pente du coteau de Passendale et dans le village même.
Figure 36 : Un train sur route de transport de marchandise[iii]
Que de fois, durant les longues journées d’hiver, j’ai regardé à travers la jumelle à corne le coteau de Passendale dans l’espoir d’y découvrir quelque Allemand. Je venais à toute heure, surtout au jour levant, examiner si je ne verrais pas rentrer quelque patrouille dont nous entendions la nuit partir le coup de feu rapproché. Rien, que de temps à autre une pelletée de terre ou de boue que l’on jetait de quelque tranchée à flanc de coteau. Ce paysage est resté gravé dans ma mémoire dans les moindres détails, et j’en revois les arbres, les maisons et les champs. Au sommet du coteau, le clocher de Passendale, une tour d’usine, les toits rouges et encore intacts de quelque maison émergeant de la verdure qui entourait le village. Disséminées au flanc du coteau, quelques fermes en ruines, plus agglomérées vers l’ouest, formaient le hameau de Wallemolen. Prolongeant Passendale vers l’ouest, les arbres de la route de Poelkapelle suivaient la crête où, de nuit, un petit train sur route[8] venait ravitailler l’ennemi. Quelquefois un coup de sifflet de locomotive nous arrivait : un train en gare de Passendale. D’autres fois, le son aigu du fifre qui rappelait son pays à quelque Allemand témoignait que l’ennemi était toujours devant nous. Ils ne manifestaient pas autrement leur présence. Toute offensive d’un côté comme de l’autre était impossible, et s’Gravenstafel n’était prenable que par deux attaques simultanées sur les flancs de la position : ce qui se produisit lors de l’attaque de mai sur les Canadiens qui perdirent toute cette région.
Notre vie fut calme et parfaitement heureuse dans ce secteur. Les hommes restaient deux jours en 1ère ligne, les abris étaient bons et secs, le bombardement tellement réglé qu’il en était inoffensif après 24 heures d’observations, le point de vue agréable et le charbon à volonté.
Extrait du livre « Les carnets du sergent fourrier » :
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=41720
[1] Le Stroombeek est un ruisseau affluent du Steenbeek précité.
[2] Il subsiste une route de Keerzelaar entre Poelkapelle et Passendale. Le hameau en question doit être un des groupes de bâtiments agricoles qui la bordent.
[3] Wallemolen est à trois kilomètres à l’est de Langhemark.
[4] Wieltje jouxte Ypres par le nord.
[5] Fortuin, actuellement appelé Fortuinhoek, est à mi-chemin sur la petite route qui va d’Ypres à s’Gravenstafel.
[6] Ces terrains marécageux ne faisaient pourtant pas partie des nombreux polders que l’armée belge avait décidé d’inonder pour stopper la progression allemande, fin octobre 1914, lors de la « course à la mer », puisqu’ils sont situés une petite dizaine de mètres au-dessus du niveau de la mer.
[7] Un ponceau est un petit pont d’une seule travée.
[8] Les trains sur route, ensemble de wagons tirés par une locomotive routière, existèrent au début du XXème siècle mais furent assez rares. Dans le présent texte, certains éléments ultérieurs (référence à des gares de tram notamment) font penser qu’il peut s’agir également d’un train sur rail empiétant la chaussée ou d’un tramway tiré par une petite locomotive.